La Mort d'Albert COHEN
Retour à la page d'accueil de notre site


La Mort d'Albert COHEN
Une voix étonnante d'amour et d'humour


                    L'écrivain Albert Cohen est mort à Genève le 17 octobre (1981), à l'âge de quatre-vingt-six ans. Ses obsèques devaient avoir lieu ce 19 octobre au cimetière juif de Veyrier (canton de Genève).

                A quoi bon chercher toujours des références et des lignées ! Les monuments, en littérature, ne ressemblent à rien. Les auteurs qui touchent le public au cœur, et qui survivent, n'en font qu'à leur guise. Le génie passe par l'audace d'être soi.

                C'est peu dire que ce culot n'a pas manqué à l'auteur de Belle du Seigneur. Ce solitaire ne se reconnaît qu'une fidélité, celle due à son peuple juif. D'héritage littéraire, point. A l'entendre, il n'a presque rien lu; rien retenu, en tout cas. Tout selon son bon plaisir, jusqu'à la contradiction et la démesure. Rappelez-vous son aplomb tendre, en décembre 1978, chez Pivot. Un vrai prince de lui-même, dans sa fameuse robe de chambre à pois ! Souverain !

                Cette superbe, son sang l'y incline. A Corfou, où il est né en 1895, son grand-père préside la communauté juive. Le nom de Cohen le fait descendant d'Aaron. Il a le droit de bénir. Il le prouvera, en classe, à son copain Pagnol, qui n'en reviendra pas.
                Mais ce lien sacré, l'Europe du début du siècle le vomit. A cinq ans, un pogrom chasse les Cohen de Grèce vers Marseille; et, à dix ans, le petit Albert découvre qu'on peut haïr l'innocence. La révélation lui vient d'un camelot de la Canebière, dont il admirait le bagout, en écolier déjà amoureux de notre langue, et qui le traite soudain de "sale youpin", "copain à Dreyfus", "confrèrie du sécateur", et autres "va donc voir à Jérusalem si j'y suis !". Ainsi pensait, si l'on peut dire, la France profonde du président Loubet.

                L'enfant s'éclipse avec ce qu'il appellera, admirable, un "sourire de bossu". Il court à la gare Saint-Charles. Ses économies ne lui permettent pas de fuir au loin; seulement de s'enfermer au water. Sur le mur, il écrit : "Vive les Français !". Les milliers de pages qui suivront, longtemps après, sortiront de ce graffiti en forme de pardon.

                Les biographes style F.B.I. en seront pour leur frais. Rien de clinquant à signaler dans la vie d'Albert Cohen, ni de graveleux, quoiqu'il laisse entendre. Après des études de droit en Suisse et des débuts sans suite au barreau d'Alexandrie, l'envoi d'un texte à la N.R.F., en 1922, lui vaut d'être recommandé par Rivière au Bureau International du Travail. Au sein de cet organisme, puis du siège genevois de l'ONU, il ménera une vie de fonctionnaire exemplaire. On lui doit notamment le texte d'octobre 1946 portant statut des réfugiés.
                Pour être complet, il aura épousé trois femmes : deux protestantes, l'une morte, l'autre divorcée; et une juive d'Israël, Bella, "trente ans d'or pur" dont on le voyait, à quatre-vingts ans passés, saisir la main comme un fiancé péremptoire.
                Mais qu'importe le vécu chez un écrivain de cette taille. Seul compte ce qu'il en fait, en quoi il le transfigure. Car cet autobiographe arrange, brode, délire. Dès onze ans, son premier manuscrit faisait appel de la réalité, dans l'inénarrable. Œuvre lente, espacée, majestueuse.
                Solal pose les thèmes, en 1930. Solal, c'est, bien sûr, lui : venu de Céphalonie au lieu de Corfou, plus arriviste et couvert de femmes qu'en réalité, mais quoi ! il faut bien songer ! Entre Julien Sorel et Don Juan, moins séducteur qu'inquiet de ne plus être séduit, et de ce que le charme rompu rabaisse l'amour à la singerie.

                1938 voit paraître la suite, Mangeclous. Aux analyses sentimentales s'ajoutent l'observation amusée de la gent S.D.N. (Société des Nations) et de plus de digressions, comme les savoureront les inconditionnels. J'ai souvenir d'un passage où Mangeclous explique le romantisme à travers Anna Karénine : cela vaut son pesant de Dupuis et Cotonet !

                Seize ans de silence, dont cinq de guerre, au bout desquels l'éternel petit Albert honore, avec le Livre de ma mère, sa dette la plus sacrée, et c'est le coup de tonnerre, en 1968, de Belle du Seigneur, jusque-là, Cohen n'est connu que de happy few qui se récitent leurs pages préférées, rarement les mêmes. Ses anciens condisciples du lycée de Marseille, Pagnol et Brion, lui font avoir le Grand Prix du roman de l'Académie française. A soixante-treize ans, le lauréat sort de l'ombre. Malgré l'épaisseur imposante du livre (846 pages tassées !), la famille des mordus va s'étendre à vue d'œil. Cohen voulait, de son vivant, laisser "un monument funéraire, un corbillard de luxe". Voilà son monde, et sa langue, assurés de l'éternité !

                Quel monde ? Quelle langue ? Difficile de ramasser en formules une faconde qui réclame un véritable contrat de confiance. On pense à Rabelais, à cause du débit torrentiel et de certaines boulimies, à un Claudel hébraïque; à Proust, évidemment, vu l'égotisme répandu, et le beau linge des ambassades autour. C'est négliger le burlesque absent de la Recherche, et ici, à fleur de plume. Un sottisier de la S.D.N. et des portraits de Bénès, d'Albert Thomas, de Briand, accompagnent les confidences lyriques de notre Casanova, qui n'hésite pas à se déguiser en vieillard édenté pour éprouver son pouvoir. Charlus, oui, mais doublé d'un Charlot, d'un Woody Allen !

                Les Valeureux, qu'il comptait inclure dans Belle du Seigneur, et que l'éditeur a dû publier séparément l'année suivante, accusent ce côté chaplinesque. Solal y peint la fresque picaresque de ses frères de Céphalonie, partagés entre les rêves d'intégration et le besoin d'identité, entre la fierté de réussir seul et la fidélité au clan. Les figures de Saltiel, Salomon et Mangeclous donnent aux Valeureux le double éclat d'un conte satirique et d'une geste gonflée d'amour.

                L'incapacité de haïr, même son pire ennemi, Cohen en a donné une nouvelle preuve, en avril 1979, dans d'ultimes Carnets. Malgré le mal que Vichy avait fait aux siens, on le voyait s'apitoyer sur Laval en prison. Au nom de la mort qui nous guette tous, et à la lumière de laquelle il n'a cessé de tout voir, amour compris...

L'Archer dans le noir

                Cinquante pages d'élucubrations dans une baignoire, autant sur un repas ridicule : on a demandé à Cohen où il prenait le modèle de cette profusion qui ne se refuse rien. Sous-entendu : de quel droit ? Laclos ? Joyce ? Jouve ? Parole : il ne les a pas lus, non plus que la Princesse de Clèves. Alors qui ? personne, la force qui va, son instinct. Avec Mahler, il pensait sans doute que le créateur est "un archer qui tire dans le noir".

                Le droit aux contradictions fait partie de cet art seigneurial. Il le constitue, même, et Cohen y recourt sans vergogne. Le goût de la vie et l'obsession du néant deviennent, chez lui, indémêlables. L'amour sublime côtoie la platitude accablante, la sensualité frise l'horreur des sens. La vengeance n'exclut pas, on l'a vu, une infinie pitié. Le respect des autres s'arrête à sa goinfrerie. Gargantuesque, il voudrait aspirer les âmes et les avaler tout rond, comme on gobe un œuf.

                Prenez les femmes, a l'en croire, Solal n'aime qu'elles, et pour elles-mêmes. Or il les traite en phallocrate et en misogyne digne de Montherlant. Il les rend responsables des désenchantements de la chair et de ce que l'amour chimiquement pur n'existe pas. En pacha d'Orient, il les confine dans le rôle d'objets répudiables, de gibier. Il condamne sans procès les amazones et les suffragettes. Il affirme tout net que Colette "ne vaut pas grand-chose". Et il y a cinquante ans de tout cela ! Que dirait-il aujourd'hui ?

                Son excuse ? L'exemple de ses mères et grand-mères, soumises à l'époux, la tradition juive qui rabaisse le sexe à l'animalité. Mais, dans le même temps, il convoite les filles des chrétiens et en épouse deux, en très mauvais Cohen, il l'avoue.

                L'incohérence est encore plus voyante en ce qui touche Dieu. Rien à faire : il n'y croit pas. Il en a soupé, il le répète au seuil de la mort, de questionner l'improbable, d'implorer le silence. L'immortalité de l'âme, avec ou sans ailes dans le dos, laissez-le rire !

                Et pourtant, il respecte autant les rites que quand il bénissait le petit Pagnol. Il révère le Dieu d'Abraham, ainsi que la loi d'antinature et l'utopie humaniste qui vont avec : pour l'unique raison, - il n'y en a pas d'autre - qu'ils sont l'œuvre de son peuple.

                Une voix étonnante d'amour et d'humour s'est tue. Nous ne verrons plus le frêle ermite de Genève affirmer pour lui-même et pour chacun de nous, monocle à l'œil, le droit somptueux au caprices...
                Mais il reste le "corbillard de luxe" de Belle du Seigneur. Un cœur y vibre, pour les folles de la vie, mais d'abord pour sa tribu, seule porteuse, à ses yeux, d'universel.

                Bertrand POIROT-DELPECH
Le Monde - mardi 20 octobre 1981 - page 16

   Au cas où vous utiliseriez ces textes, merci d'en citer l'origine :  www.albertcohen.com

  If you would use this texts, thank you to quote the origin of it : www.albertcohen.com





Création certifiée IDDN
CNIL N° 702637
SIREN 322 956 897


Accès au site de notre librairie


  
Notice juridique
Ayants droit